Ça faisait sept ou huit heures qu'il le poursuivait dans ce désert de boue à perte de vue.
Il s'était cru seul pendant un moment après une longue errance où sa mission l'avait perdu. Un coup de feu avait claqué et la balle sifflé pas très loin. Il avait mis trop longtemps à localiser le tireur. Puis s'en suivi la traque, une chasse à l'homme mutuelle où les protagonistes se rapprochaient de plus en plus. Il y avait eu des blessures dues aux projectiles et au terrain accidenté. Des plongeons dans la caillasse, des entorses, des coupures sur barbelé, des coups de tête dans une pierre et des gémissements. Et les munitions s'épuisèrent. La journée était
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bien entamée. Ils en étaient arrivés là. Au moment que tous les troufions redoutent le plus : le corps à corps. Baïonnette contre bout de ferraille. Pendant des minutes sans fin. Avec acharnement mais de plus en plus lentement, ils voulaient détruire celui qu'on leur avait appris qu'il fallait détruire. La cause de tous leurs maux, de tous les malheurs qui s'abattaient sur eux et leurs proches, leur famille, leurs amis, leur patrie.
Et tout s'arrêta soudain. Ils entendirent l'autre souffler, respirer, tituber sur le gravier. Celui qui avait le fusil avec au bout la baïonnette, n'arrivait plus à soulever son arme qui plongeait le nez dans la gadoue. Il avait le regard perdu sur son adversaire immobile. Celui-ci regardait sa main. Il sentait le liquide chaud qui dégoulinait dessus. C'était du sang. Il avait oublié la douleur depuis le début de cette guerre et ne sentait rien. Il replongea sa main dans la déchirure de son flanc et la ressortit couverte de sang. Le sang rouge sur sa
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paume claire. Il retourna sa main, le sang se distinguait à peine sur la couleur noire de sa peau. C'était un soldat africain envoyé ici pour défendre la France.
L'allemand changea d'expression, il était pâle, au lieu de ressentir un soulagement, un sentiment de victoire, de force et de supériorité, il restait là, mâchoire pendante en marmonnant : « Ensch…ver…manch…zench…loss … », ou quelque chose comme ça. Ils restèrent ainsi pendant des secondes qui parurent des éternités. Des coups de canons éclataient très loin et parfois comme une rumeur de foule euphorique.
L'allemand balança son fusil et se précipita pour rattraper l'autre qui allait s'effondrer. Il l'attrapa dans ses bras et le soutint de toutes ses forces, tout le peu de force qui lui restait. Ils étaient comme deux danseurs ridicules, tournant sur le rythme irrégulier du vent et des explosions. Un avion passa avec une banderole qu'il n'eut pas l'idée de lire. L'allemand se mit à crier
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distinctement cette fois et dans les deux langues : « Hilfe ! Hilfe ! Au zécour ! ». Ses cris se perdirent dans l'immensité du chaos.
Alors il entreprit son périple, cet homme qu'il s'était acharné à blesser, à éliminer de son horizon, à effacer de son chemin, celui qui l'empêchait d'aller là-bas, là-bas, vers…, il ne savait plus quoi. Cet homme était devenu, par un court-circuit dans son cerveau asphyxié, son ami. Il fallait le sauver à tout prix, faire demi-tour, trouver de l'aide, le transporter coûte que coûte.
L'africain ne disait rien, sa tête était posée sur une épaule étrangère, il se sentait soutenu, il s'abandonnait, vide, comme si la pression de ces années d'horreur s'envolait en cet instant. Son esprit retournait vers sa ville, ses amours, ses passions.
L'allemand marcha, marcha pendant des heures et des heures, portant le blessé. Il gravit des monticules de terres, descendit dans des trous d'obus,
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découpa des barbelés, traîna l'autre sous des barrières. Et pendant tout ce temps lui parla. Il lui parla de sa maison dans la montagne, de sa femme qui cuisinait si bien, de ses enfants turbulents et joyeux, de son troupeau de bêtes et de ses champs. Il lui parla du gueuleton qu'ils allaient faire après l'hôpital et cette putain de guerre, de ce qu'ils allaient chanter et danser et boire avec ses amis de là-bas qui allaient l'adorer car c'était les meilleurs amis du monde.
Ils avaient dû faire des kilomètres et le paysage était toujours aussi lunaire et calamiteux, mais à l'horizon un point semblait se déplacer, une silhouette, une voiture ? Ce fut son objectif. Tout en parlant dans son patois des Alpes allemandes : « Tu vois, je vais trouver des secours, tu vas t'en tirer, j'ai pas dit mon dernier mot ! », il avançait vers ce point qui traînait un panache de poussière derrière lui.
Après encore une distance infinie, au bout de ses ressources - il avait épuisé depuis longtemps ses
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dernières forces et avançait par un miracle inexplicable digne de l'Archevêché - son corps lui imposa une pause. Il réussit à installer le tirailleur assis contre une grosse pierre pleine d'impacts et allongea ses propres jambes sur le sol, silencieux et le regard fixé sur le vide. Le tirailleur avait une esquisse de sourire sur le visage et semblait presque serein malgré son képi rouge coupé en deux, son uniforme bleu déchiré de partout et ses bottes éclatées. Le sang avait coagulé sur sa main, son visage était tailladé. L'allemand avaient les traits très marqués et creusés par le manque de sommeil et de nourriture, de grosses tâches noires et des griffures sur les joues comme si un camion lui était passé sur la tête et des vêtements en loques, un morceau de couverture écossaise sur les épaules, un mollet à l'air dans des lambeaux de pantalon et une chaussure raccommodée avec de la toile de sac de patates comme s'il avait marché sur une mine.
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Le point à l'horizon avait disparu derrière une colline frappée de calvitie précoce mais avait maintenant ressurgit de l'autre côté et se rapprochait dans un bruit de chenilles grinçantes et mal réglées. C'était une des premières voitures tous terrains rescapée de la Croisière Jaune. Le chauffeur hurlait dans un porte voix en tenant son volant de l'autre main des sons indistincts que l'allemand et le tirailleur ne comprenait pas : « …EEE …EU….MIS….ISS… ».
Petit à petit les sons se précisaient. En arrivant après avoir secoué son tas de ferraille sur des mètres cubes de gravas et des kilomètres de désolation, le jeune conducteur bondit de son siège et courut vers les deux soldats qui semblaient vivants. Son porte voix pendait au bout de sa main gauche, il s'arrêta net devant les blessés et articula sans conviction : « Ces…sez… le… feu,… c'est… l'ar…mis…tice… ». Il vit l'allemand inerte qui marmonnait sans discontinuer : « Hilfe, hilfe, hilfe… » et
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le tirailleur sénégalais, un léger sourire sur les lèvres et le regard absent.
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C'était un salon cossu, plein de velours, de dorures, et de sièges confortables. Le général reposa sa tasse dans la belle soucoupe en porcelaine avec le même bruit incongru qu'un talon aiguille sur un carrelage de salle de bain. On voyait sa pomme d'Adam monter et descendre en ingurgitant le délicieux café à une température idéale. Il s'adressa à l'homme dans le fauteuil d'à côté, couvert de décorations et paré de superbes moustaches : « C'est une réussite finalement Monsieur le Maréchal ! Nous n'avons pas dépassé les prévisions de 30 000 pertes dans l'infanterie et nous avons obtenu l'armistice ! ». Puis après une nouvelle gorgée : « Vous retournerez en Normandie maintenant ? Rejoindre votre épouse ? La campagne doit être tellement reposante en cette saison.»